Galerie Christiane Chassay
Montréal, 29 avril – 20 mai 1999
Parachute #56, octobre-novembre-décembre 1989
par Guy Bellavance
Laurent Pilon poursuit avec les résines polyesters une démarche un peu invraisemblable, à contre-courant de la pente qui les assimilerait trop volontiers aux seuls objets de design industriel ou commercial. Cette matière plastique par nature inaltérable, ce produit de synthèse au fini uniforme, aux composantes et au comportement homogènes, résistant aux chocs et au temps, incorruptible et non recyclable, est traité ici comme une vulgaire ferraille, une mixture résiduelle recyclée formée d’éléments divers, suggérant notamment l’acier, le fer, le plomb, le bois, l’ivoire, la pierre et le plâtre. Plus encore que dans « Segment d’origine » où elles tenaient déjà une place importante, les résines prennent ici tout le champ, pour mieux se dissimuler, jouant à fond leur rôle de substitution et de simulation.
À primeabord d’ailleurs, rien ne permet de penser qu’il s’agisse de matières plastiques. Au contraire, ce qui est donné à voir ressemble davantage à quelque chose qui se situerait dans la continuité d’une certaine sculpture abstraite typique des années soixante / soixante-dix, du genre ferrailleux, recyclage de tôles et de ferrailles torturées à la torche acétylène, expressionnisme de fin de symposium, retailles etferrailles : en un mot, la scrap plutôt que le plastique. L’approche de la chose en question nous conduit ainsi bien rapidement à une sorte de catastrophe logique. On ne sait trop quoi, du plastique ou de la ferraille, contrarie le plus fortement l’autre. Il y a un effet d’ironie qui se déplace continûment du plastique à la ferraille, à la sculpture, et une sorte de surenchère des uns aux autres, sans victoire décisive des uns ou des autres.
LaurentPilon nous laisse ainsi naviguer à la bordure de plusieurs réalités divergentes : le lourd métal / le léger plastique; les pauvres alliages / les luxuriants produits de synthèse; l’intégrité des matières organiques / l’artificialité des résines de synthèse; la corrosion des produits de la nature / la résistance des substances artificielles; la sculpture recyclée / l’objet non recyclable; etc. Pilon joue du paradoxe, avec conviction mais sans parti pris, le laissant jouer de façon parfaitement équivoque.« La résine est un lieu de rencontre équivoque » (Mireille Perron, Laurent Pilon. La Matière grise, Montréal, Galerie Christiane Chassay, 1989). Pilon maîtrise l’art de la résine. D’un côté, le plastique est traité à rebrousse-poil. Poudres et colorants mêlés au produit retardent etcomplexifient l’effet final du processus de plastification et miment des effets de corrosion et de densité typiques des alliages et étrangers aux plastiques. De l’autre, la matière plastique rejoue une certaine définition de la sculpture, curieusement marquée dans un tel contexte par sa volonté affichée de rompre précisément avec l’ère des plastiques : moulée et enrésinée de la sorte, c’est une définition qui risque à tout moment de paraître dérisoire. Moins qu’à une sculpture, on semble plutôt avoir affaire à un jouet, un jouet des événements, un jouet du plastique ou un jouet de plastique, comme on voudra.
Laplupart des titres de l’exposition renforcent cette dernière impression : Dinky Toy, Kit, Modèle réduit, Doll’s House, Pion, Le Poney de Byzance, Planche (à voile), Volant. Objet desubstitution idéal, le jouet est presque toujours de plastique. C’est une convention :lorsqu’il ne l’est pas, c’est déjà quelque chose de plus sérieux, un instrument de précision par exemple ou encore une oeuvre d’art. Le plastique est lui-même une matière-jouet et l’objet de plastique une feinte. Trop légers pour être pris au sérieux, les objets de plastique demeurent toujours plus ou moins flottants et fictifs. Le plastique lui-même est une substance fictive : plus et moins qu’une substance, disait Barthes. (« Le Plastique » in Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p.171-173)
Plusqu’une substance : c’est « l’idée même de sa transformation infinie », une idée en processus, « moins objet que trace d’un mouvement », enregistrement instantané de ses propres mutations, une sorte de mémoire artificielle, très cybernétique, une mémoire vive comme on dit de celle des ordinateurs, un cerveau artificiel. Comme le cerveau, c’est d’ailleurs « une matière grise » (Perron) : neutre sinon vide, elle ne demande qu’à être occupée. Ainsi, à l’origine du processus de polymérisation, il n’y a rien d’autre qu’un cristal sans substance et sans identité, extrait du goudron de houille ou de charbon, le monomère, qu’on se contentera de laisser proliférer. L’ensemble des produits de synthèse polymère apparaît quant à lui comme une suite ininterrompue et exponentielle de mouvements décomposés, médusés ou photographiés, comme l’effet d’un processus chimique qui feint de s’arrêter un moment à une forme stable, ici des sculptures, pour reprendre la si juste expression de Mireille Perron au sujet de l’exposition.
Encontrepartie, et justement parce qu’il est sublimé comme mouvement, le plastique « n’existe presque pas comme substance » (Barthes). Cette légèreté, au moins autant que leur prix, distingue les objets de plastique des objets de luxe. Les peaux, les bois, les pierres ou les métaux sont dits rares et précieux parce qu’ils continuent, même transformés, à tenir à la terre et à rappeler leur origine. Le plastique n’a pas ce point d’appui. Il tend plutôt à effacer cette origine un peu collante faite de pétrole et de goudron.« Ni dur ni profond », « plat et creux à la fois » (Barthes), jamais froid, toujours plus ou moins chaud, tiède, comme un rappel de charbon et de goudron et le fumet de leurstransformations : une odeur de naphtalène et d’éther dans le cas de ces polyesters. C’est un concept de matière, une fonction plus qu’une forme, totalement aboli dans le réseau fonctionnel ou ludique qui l’a justifié.
Contrairement aux matières précieuses, il est dépourvu de tout poids symbolique : trop artificiel, pas assez ancien. Ce qu’il perd en symbolique il le gagne pourtant en imaginaire et en réel : « tout entier englouti dans son usage » (R. Barthes, op. cit.), le plastique paraît livré entièrement à l’imaginaire de sa fonction. Il permet « d’inventer des objets pour le seul plaisir d’en user » (R.Barthes, op. cit.) ou, comme ici, de se substituer à des matières organiques pour le seul plaisir de les contaminer.
Jouetou sculpture, le projet de Pilon a peut-être moins à voir avec la production d’objets qu’avec une pratique particulière de conservation, perfide ou résignée, qui consiste actuellement à remplacer toutes sortes d’objets de la nature et de la culture, de la plante exotique aux monuments commémoratifs, par des copies de résines plastiques. À l’abri dans les serres ou les musées climatisés, les originaux sont protégés des intempéries, de la pollution et de tous les vandalismes, passifs ou actifs. La restauration d’objet n’est plus un processus défensif, mais offensif, la protection devient créatrice en quelque sorte.Cette attitude défensive-offensive, que l’on trouve chez Pilon, restaure moins l’objet disparu qu’une actualité active par ailleurs et l’activité même de s’en rappeler. Bien souvent, ce sont les retailles, les trous et les absences d’un objet qui sont conservés. L’objet n’est pas tant disparu, que caché à la vue, dissimulé sous l’apparition d’un moment résineux. Il nous force à rechercher l’ensemble dont il est l’actualisation. Le produit manque de fini. Le produit fini n’est justement pas fini et se poursuit pour ainsi dire hors de l’objet.
Onsemble avoir affaire à des reliques d’un ensemble fonctionnel plus vaste, dissimulé, absent ou spectral, ou encore aux restes de son explosion : l’explosif comme le jouet est un plastique. Derrière le processus de polymérisation lui-même, on peut en entendre le bruit. Chacune des oeuvres en est totalementdifférente, décrochée stylistiquement de celle qui la précède, imposant son propre système de règles, aléatoires et inventées en cours de route, au moment où le plastique s’est figé. Cette explosion polyester paraît correspondre, comme inversée, à la réalisation d’un vieux rêve : non plus de transmuer les matières triviales en matières précieuses mais, au contraire, à partir d’un signal de richesse et de puissance, le pétrole-plastique, extraire par une série de transmutations savantes et de synthèses radicales une matière essentiellement neutre et sans valeur, qu’il s’agira par la suite de laisser proliférer : une matière « grise ». Tel un jouet explosif.