L’artiste alchimiste

Le cri muet de la matière

par Réal Lussier

On peut aisément dire que le travail de Laurent Pilon occupe une place à part dans le paysage de la sculpturequébécoise, et qu’il s’y distingue, tant par la maîtrise technique du matériau et par sa mise en valeur poétique quepar la complexité et l’étonnante singularité des réalisations. C’est depuis plus d’une vingtaine d’années quel’artiste questionne l’essence et l’apparence des choses en faisant de la résine de polyester le matériau essentielde sa production.

Si, depuis leur apparition, les résines plastiques ont intéressé de nombreux artistes et eu un impact certain surleur travail, il apparaît cependant difficile de trouver attitude semblable ou comparable à celle de Laurent Pilon.Beaucoup de ces artistes auront utilisé ce produit de synthèse chimique par pure convenance, soit comme simpleélément de substitution; d’autres l’auront choisi comme solution à des problèmes techniques pour la réalisation deleurs œuvres. Toutefois, pour certains artistes, le recours au matériau synthétique devient déterminant dansl’œuvre : on y retrouve alors une volonté d’assumer les conséquences logiques de cet emploi sur le plan du langage,d’en tirer un parti pris expressif. Plus spécifiquement, chez Laurent Pilon, la nature même du matériau se situe aucœur de ses préoccupations : l’état de la substance au potentiel de transformation infini devient le sujet de saréflexion.

Dès 1984, alors qu’il présente Segment d’origine, l’une de ses premières œuvres marquantes, tant par sonampleur que par la richesse de son propos, Laurent Pilon émet ce commentaire d’accompagnement, qui s’avèresignificatif : « La résine, un matériau d’une formidable malléabilité, un vide préfigurant qui appelle lamutation… L’objet cherche à séduire, il attire. Mais autant son ambiguïté représentative que la démultiplicationdes possibles sémantiques, selon les parcours projetés, le font s’échapper. Parce qu’on ne peut l’identifier, on nepeut le posséder. Il retourne à la structure, une structure qui n’oblige pas mais permet, permet en revenant verslui. Rencontre ouverte qui tente de libérer les possibles. Un “no project’s land” est ici la condition de cepassage-état, une bande territoriale poétique, culturellement tautologique, un complexe de matière-temps sansrésolution perceptuelle fixe 1. »

D’origine organique, parce qu’elle est issue des résidus dégradés qui constituent les couches sédimentaires deshydrocarbures, la résine de polyester n’est en fait qu’une substance artificielle, propice à toutes lestransformations. « Essentiellement, une substance alchimique 1 »,comme l’a qualifiée Roland Barthes, la résine plastique peut emprunter toutes les apparences, se plier à toutes lesformes. Elle est ductile, malléable, modelable à loisir. Qui plus est, elle peut encore présenter une gammeincroyable de propriétés, telle entre autres sa résistance aux chocs, à la corrosion et à la dégradation comme à lacombustion, aux variations thermiques et à la déformation. Matériau polyvalent et caméléon, la résine se distinguedonc par son caractère indéterminé : elle est à la fois unique et multiple. Singulière en tant que matière brute etplurielle en regard de ses aboutissements.

La matière plastique s’ouvre à toutes les possibilités, se prête à toutes les intentions. Elle peut ainsi se modelerà tous les phantasmes de l’esprit; elle est en soi la matière parfaite pour l’imaginaire. La substance a quelquechose de magique; car entre les cristaux qui constituent le matériau de base, la matière brute, et l’objet produit,il n’y a rien, sinon un processus chimique, une conversion miraculeuse de la matière. Parce que la substance n’arien de fixe, qu’elle est un processus fait d’une succession de différentes phases d’un phénomène qui enregistre sespropres mutations, elle apparaît comme une matière à penser. Dépourvue de tout poids symbolique, elle esttotalement livrée aux mouvements de l’esprit, à l’accomplissement de la pensée créatrice.

C’est plus particulièrement cette notion de processus, de « trace d’un mouvement 3 », définissant le matériau synthétique, qui a nourri la démarche de LaurentPilon. Ce qui porte la réflexion de l’artiste, c’est l’adéquation qui s’établit entre le fonctionnement de l’espritet celui de la matière, entre la pensée qui s’active et la mise en forme de la matière. Contrairement à la démarchetraditionnelle adoptée par les sculpteurs, qui suppose habituellement une préséance de l’idée, du projet,sur le travail d’exécution, l’approche du matériau chez Pilon est tout autre : il s’agit en quelque sorte defaire confiance à la matière, car c’est dans la genèse, c’est-à-dire dans le travail même avec la résine,dans les manœuvres de coulage et de moulage, que surgissent les formes, que s’organisent les oeuvres. Il y aurait,déjà inscrites dans la matière, les traces d’une mémoire qui peut en tout temps émerger, comme il y aurait, dans lesgestes accomplis par l’artiste, une part d’expérience innée. Et l’œuvre est avant tout le processus lui-même deréalisation.

Les nouvelles sculptures qui composent la présente exposition reposent précisément sur l’un des enjeux majeurs pourLaurent Pilon, soit l’idée de mise en œuvre de la matière. La mutation du visible s’opère ici sans restriction deforme, au cœur même de la matière. Formellement, le corpus présenté est abordé par l’artiste comme la manipulationd’espaces négatifs autonomes. Aussi ces espaces sont-ils, selon ses propos, entrevus comme « des béances quientraînent les manœuvres vers la modulation d’une instrumentation sonore, vers un cri muet de la matière ».Élaborées pour la plupart en simultanéité, au cours d’une longue période de près de trois ans, ces œuvres serévèlent comme des échos synchroniques formels et matériels rapprochés, et constituent un ensemble dont chacune descomposantes se distingue néanmoins par sa configuration et ses propriétés particulières, tout en enrichissant lalecture des autres. Faut-il préciser que la manière de procéder pour ce nouveau corpus maintenait une analogielittérale entre l’objet réalisé et l’acte de réaliser ?

Poussant semble-t-il encore plus loin le raffinement des rendus, des textures, et l’ambiguïté des figures de cetensemble que lors de la réalisation de ses sculptures précédentes, exposées en 1999 4, Pilon nous confronte à un monde étrange, à la fois intrigant et inquiétant,composé d’une variété de formes hybrides à l’identité troublé. Imposant par son ampleur et sa diversité, l’ensembleparaît d’emblée s’apparenter au monde organique. Pourtant, à l’observation, ses éléments s’avèrent plusdéstabilisants, en révélant l’étendue de leurs caractères et de leurs apparences. Un amalgame complexe de textureset de surfaces, tantôt rugueuses, tantôt poreuses, ou encore lisses et glacées, contribue à susciter la confusion.En fait, les figures apparaissent issues d’un croisement invraisemblable entre l’animal, le végétal et le minéral :tels des objets ou des créatures insoupçonnées appartenant à d’autres mondes, à d’autres temps, passés ou futurs.

On retrouve assurément, dans ces nouvelles œuvres, certaines des caractéristiques déjà observées dans des piècesantérieures, comme l’énigmatique et monumental trio Les Danseurs (1997); c’est-à-dire les contrastes dansles surfaces comme dans les tonalités, les stratifications de la matière rappelant les sédimentations rocheuses, larécurrence des béances ou des cavités, de même que des structures formelles s’apparentant à des carapaces. Toutefoison note, au sein de ce récent ensemble, non seulement une diversité et une complexité morphologiques inédites, maisencore l’élaboration d’une syntaxe fascinante articulant les nombreux éléments entre eux, comme aussi lamanifestation d’une expressivité poétique intense. Par ailleurs, si les figures ici regroupées s’enrichissentsémantiquement de leur voisinage, elles laissent également entrevoir la possibilité qu’elles s’inscrivent dans unsystème ouvert et sans limites, se redéfinissant indéfiniment.

Quoique chacune des sculptures soit autonome, se suffise à elle-même en quelque sorte, il est indéniable que leurregroupement et leur positionnement dans l’espace sont des données importantes et significatives qui font partieintégrante de leur conception. Les rythmes, les contrepoints, les tonalités que l’ensemble présente necontribuent-ils pas à son aspect orchestral ? Comme à l’époque de Segment d’origine, les intervalles entreles pièces résultent d’un travail de réflexion. Les espaces médians semblent permettre l’organisation d’élémentsfragmentaires qui acquièrent une nouvelle valeur et une signification renouvelée à mesure qu’ils sont envisagés lesuns en regard des autres, tout en suggérant que notre compréhension n’en est que parcellaire.

Malgré tous les effets qu’elles nous donnent à voir et en dépit des nombreux référents qu’elles peuvent évoquer, lesœuvres ne représentent rien en elles-mêmes, elles ne cherchent pas non plus à reproduire. Ainsi, malgré le potentielextraordinaire de simulation du matériau qui les compose, elles sont abstraites. Pourtant, ces oeuvres ne nouslaissent pas indifférents, et au contraire elles captent l’attention et se font éloquentes. C’est que leurs formeset leurs apparences trouvent un écho dans l’inconscient, comme s’il s’agissait de la résurgence d’une connaissance,ou d’une expérience passée. Il y a là un phénomène qui tient d’abord à leur constitution. De fait, n’ya-t-il pasdans leur genèse l’émergence d’empreintes mnésiques inhérentes au matériau même ? Ces oeuvres, porteuses de tracesmillénaires inscrites dans la matière, ramènent confusément à notre esprit des impressions, des sensations enfouiesdepuis longtemps dans les gènes de l’espèce humaine.

Si par leurs béances, leurs membranes, leurs textures et leurs résonances matérielles, les éléments suggèrent dessonorités, ils s’empreignent par ailleurs d’une inquiétante poésie dans leur ambivalence, dans la confusion quis’érige entre le symbolique et le réel. C’est semble-t-il autant dans l’ambiguïté spécifique à la nature de lamatière que dans celle qui se manifeste par les effets figuratifs que prend forme cette poésie. Interpellant tantnotre imaginaire que notre inconscient, la séduisante et dérangeante présence de cet ensemble polyphonique montreque la préséance accordée à la matière peut aussi assurer une expérience esthétique et émotive des plus riches. Il ya ici la manifestation d’une sensibilité véritable qui sait non seulement assumer, mais aussi explorer les pouvoirsexpressifs de la matière.

Dans une autre perspective, il est opportun de souligner que la démarche de Laurent Pilon met particulièrementenlumière un aspect du travail artistique qui se voit aujourd’hui, plus que jamais, occulté et déprécié. En faitlaquestion du faire, soit l’aspect artisanal, si l’on peut dire, de l’exécution d’une œuvre d’art,nereçoit généralement que très peu d’attention – celle-ci étant détournée au profit du concept. Or, c’estprécisément lapertinence de questions comme « En quoi est-ce fait ? » et « Comment est-ce fait ? » que le travail del’artiste permetde réhabiliter. Ces notions, qui sont perçues comme des anti-valeurs, trouvent ici non seulementleur justification,mais également leur importance, quand on considère le rôle essentiel que jouent le processusd’exécution et le matériaudans l’entreprise créatrice que mène l’artiste. Comme nous l’avons précédemment signalé,on ne saurait dissocier dans letravail mise en forme de la matière et formation de la pensée, demême qu’on ne peut ultimementdistinguer l’objet réalisé et le processus de mutation de la matière.

Aboutissement d’une longue expérience, les œuvres de l’exposition reflètent à la fois la maîtrise exemplaire queLaurentPilon a développée et la liberté intuitive exceptionnelle qu’il s’est accordée pour atteindre l’essentiel.Hors dessentiers battus, l’artiste poursuit son exploration alchimique de la matière, laissant en quelque sorteémerger unemémoire de formes et de textures appartenant à la nuit des temps, grâce à l’un des matériaux pourtant desplus actuels.N’est-il pas fascinant, et même un peu vertigineux, de prendre la mesure d’une entreprise qui réussit àrendre compte dela constante mouvance de notre monde, comme dans un voyage en accéléré au cœur du temps ?

Pourtant, ce qui rend l’art de Laurent Pilon aussi saisissant et intemporel, c’est probablement l’attitude qu’ilmanifeste, attitude qui rend leur place aux ambiguïtés et aux incertitudes que renferme l’expérience de l’homme.

Notes

1 Texte de Laurent Pilon utilisé pour le communiqué de presse lorsde son exposition à la Galerie Jolliet (Montréal) du 28 novembre au 22 décembre 1984.

2 Roland Barthes, « Le plastique », Mythologies, Paris,Éditions du Seuil, 1957, p.171.

3Ibid.

4 L’exposition intitulée Masse obscure se tenaitsimultanément à la Galerie Jean-Claude Rochefort et au studio Jacques Bilodeau.